Début 2021, les autorités françaises ont soumis au Patrimoine mondial de l’Unesco la candidature des biens naturels martiniquais que sont la montagne Pelée et les pitons du Carbet. Le comité de classement rendra sa décision courant septembre 2023. L’écrivain martiniquais nous envoie ce texte intitulé « le Volcan liberté ».
La montagne Pelée est l’ultime volcan vivant de la Martinique. Sa morphogenèse (avec ses strates, ses pentes douces ou abruptes, ses bosses veloutées, ses cassures reliées à ces élévations inouïes que sont les grands pitons) constitue à ce jour une singularité géognostique impériale.
Mais c’est aussi un ensemble d’écosystèmes forestiers, végétaux, faunistiques, bien conservés et, dès lors, bondés de trésors endémiques. Il témoigne, d’une sorte exemplaire, de ce chaos-opéra tellurique qui a donné naissance à l’archipel caribéen, tant dans son alphabet géologique, que dans ses œuvres magmatiques où d’innombrables présences vivantes ont trouvé un berceau.
La montagne Pelée, en Martinique. (YVES TALENSAC / PHOTONONSTOP VIA AFP)
De plus, il est en soi un emblème majeur du volcanisme. Lors de l’éruption de 1902, en révélant au monde l’existence des volcans explosifs, il a offert à la science un ban de connaissances et une classification opérationnelle qui allaient sauver bien des vies. Mais, il faut ajouter à ce palmarès une dimension inattendue.
Elle nous est donnée par des poètes : Aimé Césaire, Edouard Glissant
Le frère de ce volcan. Aimé Césaire proclamait que sa poésie était péléenne. On a souvent réduit cela aux analogies possibles entre ses foudres contre colonialisme et les éruptions terrifiantes de la Pelée. Ce n‘est pas faux. Mais, au fil de ses poèmes (cratères rétifs aux clarifications), l’immense poète allait beaucoup plus loin. Il se définissait volontiers comme « le frère de ce volcan qui certain sans mot dire rumine un je-ne-sais-quoi de sûr ». La Pelée et ses pitons nourrissaient chez lui une infinité de dispositifs poétiques et de signes insolites. Sa vision, constamment renouvelée au fil de ses âges, a fini par les ériger en une indéchiffrable proclamation du fait martiniquais, et, à travers elle, de toute sa poésie. C’est lui qui écrira la plus belle description-projection que je connaisse du volcan péléen :
« Je veux bâtir
moi, de dacite coiffée de vent,
le monument sans oiseaux du refus » 1
La trame poétique de Césaire est habitée, en dorsale, par ce « monument du refus » que l’Unesco va examiner dans les semaines qui viennent. « Vint pour la montagne, le temps de s’installer à l’horizon, lion décapité, harnaché de toutes nos blessures. » 2 Quand on découvre la Pelée, entre le brasillement de la mer caraïbe et la lèche mousseuse du versant atlantique, le désordre est soulevé, l’élévation est une constante profonde, elle fréquente les nuages et s’impose aux oiseaux de passage qui ne parviennent jamais à la domestiquer. Malgré ses veloutés, la Beauté stupéfiante de ce « vieux lion et de son courroux de pierres » 3, émarge (en un paradoxal délice) aux explosions passées et à celles que l’on craint.
Il y a là déjà de quoi fasciner un poète.
Mais, on le sait, la vision de Césaire ne s’attarde pas aux évidences.
Botaniste obsessionnel, curieux fondamental, il s’intéressait aux arbres, aux fleurs, aux herbes, aux plantes, à la nature hygrophile du lieu et au vivant en général. Il était roche, il était arbre, il était fleur… C’est vrai que sous le règne du colonialisme on apprend à aimer ce qu’il déteste et qu’il détruit. C’est vrai aussi que la Poésie, en son principe, offre d’ouvrir des trouées galactiques dans le moindre détail. Ses promenades rituelles, nombreuses, interminables, ses contemplations infinies, nous ont comblé de révélations poétiques qui surprendraient bien de ces touristes qui réduisent nos pays aux plages, boudin, ti-punch et cocotiers.
Au cœur de son verbe déclaré péléen, se tramait un complexe bioécologique, où le feu du magma, le basalte, la dacite éventée, la cendre, les lichens, les mousses, les champignons, les lianes et les fougères, les insectes sans nom, la vie dans ses détails et dans son tout, constituaient une entité que le verbe du poète n’a cessé de dessiner à touches légères, ou de saisir dans de grands blocs de dévoilement violent où rien ne se voyait en fin de compte révélé. La masse signifiante de la montagne était pour le poète (qui la saluait régulièrement ainsi) le texte d’un insondable que nul ne saurait épuiser : « Il y a des volcans dont l’embouchure est à la mesure exacte de l’antique déchirure. »
Nos seuls monuments. Edouard Glissant prendra le relais des liturgies césariennes. Césaire avait amorcé l’idée que le paysage martiniquais attestait de nos souffrances et de nos sangs éclaboussés, non seulement parce qu’il avait été témoin des damnations et de nos résistances, mais parce qu’il avait surgi de tout cela comme une obscure proclamation patrimoniale que Glissant n’aura de cesse d’élucider. « Notre paysage [et en son faîte : la montagne tutélaire et ses pitons] est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire… », finira-t-il par proposer. Dans ses poèmes, ses essais, ses romans, les personnages seront souvent des non-humains — le vent, une rivière, un delta, un serpent, de grands arbres… —, tous iront à même la roche de son langage comme des forces signifiantes. « La signification (« l’histoire ») du paysage ou de la Nature, c’est la clarté révélée du processus par quoi une communauté coupée de ses liens ou de ses racines (et peut-être même, au départ, de toute possibilité d’enracinement) peu à peu souffre le paysage, mérite sa Nature, connaît son pays. » 4
Mais le plus important sera la lecture dynamique que fera Glissant de nos paysages.
Dans un de ses romans5, deux lignées vont symboliser le peuple martiniquais.
La lignée des Longoué et celle des Béluse.
Les Béluse seront ceux qui sont restés sur les habitations esclavagistes. Ceux-là se sont opposés aux déshumanisations par des détours de survie débrouillarde où l’acceptation et le refus entretenaient des dépassements créatifs qui allaient tramer à tout jamais notre culture populaire.
La lignée des Longoué, elle, sera fille de la montagne Pelée et des pitons. Elle est constituée par ceux qui très tôt se sont enfuis des plantations ; tous ceux qui, au fil des siècles et des résistances, allaient s’écarter vers les hauteurs, dans les grands bois, en haut des mornes. Cette lignée sera fantasmatiquement celle de Césaire qui se disait volontiers « nègre marron ou rebelle ».
Pour Glissant, ces deux généalogies vont signifier nos paysages. Les littoraux, les plaines sédimentaires, les terres basses, seront le domaine des Béluse : le monde colonial créole et ses complexités. En revanche, les hauteurs (les grands mornes, et par-dessus la montagne Pelée, les pitons), grande conquête des Longoué, s’érigeront en symbole de la Liberté. Dans la langue créole, on monte toujours vers des choses, ou on descend toujours vers quelque chose. Ce sont les deux élans structurants qui surgissent tout le temps.
Pays gâché. Cette répartition symbolique est répandue dans tout l’arc antillais. Partout, dans une même intention, une irréductible logique, des générations de petits blancs engagés, de rebelles africains, de nègres créoles aux abois, se sont élancés vers les hauteurs, dans les failles, les cassures volcaniques, les touffeurs forestières, où il était très difficile aux colonialistes de cultiver quoi que ce soit, d’exploiter quoi que ce soit, et encore plus d’aller chercher quoi que ce soit.
Cela les désolait tellement qu’ils appelaient ces endroits : « le pays gâché ».
Ces lieux gâchés, déroutant l’emprise dominatrice, désignent en fait des sanctuaires de la dignité humaine. En Martinique, au pied de la Pelée, le Morne-des-Esses sera un incroyable creuset de créativité culturelle pour le conte, la danse, le tambour, le chant, la vannerie. Comme si les hauteurs avaient œuvré comme des refuges de la Beauté. Les mornes et la montagne ont densifié des pratiques culturelles, des savoir-faire et savoir-être, avec une intensité identique à celle que la vie elle-même, dans les anfractuosités, les ravines sombres et les forêts, avait assignée à notre biodiversité.
Protéger ces biens, les reconnaître, les élever à la dignité du bien commun de l’humanité, est une tâche qui nous revient d’abord à nous martiniquais, cela au nom de tous. Nos 1 000 km carrés, menacés de partout, ont élevé bien au-dessus d’eux un symbole de liberté et de créativité qu’il est utile de voir briller (en nous comme dans les horizons) en étoile partagée.
1 « Et les chiens se taisaient »
2 « Ferrements »
3 « Moi, laminaire »
4 « L’Intention poétique »
5 -« Quatrième Siècle »
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